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Writer's pictureGuillaume Ricard

Pourquoi j'aime autant être tatoueur

Updated: Nov 15, 2018


Durant la plupart de mes sessions, le temps que je prend pour assembler ma machine juste avant de commencer à barbouiller sur la peau du client, c'est le moment exact ou il me demande absolument tout ce qui lui passe par la tête. Un tatouage, c'est stressant, et pour certains, la réponse au stress, c'est de parler, de tuer le silence qui ne fait que lui garrocher son stress en pleine face. Comme on a pas encore commencé, j'suis pas encore assez occupé pour virer vraiment "dans ma bulle", alors c'est le temps. Et quand le client en est à son premier tatouage, il pose habituellement les questions techniques de base, du genre "à quelle fréquence l'aiguille perce la peau?", ou bien "c'est fait avec quoi de l'encre à tatouage?" ou encore "ça rentre tu all-the-way dans ma peau cette maudite grosse aiguille là? Non? Fiou!".


Mais une fois de temps en temps, un client me pose une question anodine mais pourtant très lourde de sens: il me demande si j'aime mon travail. Question vraisemblablement pertinente... mais pourtant très niaiseuse quand on y pense.


Et si je trouve la question niaiseuse, c'est pas parce que la réponse est évidente (elle ne l'est pas), mais bien parce que c'est horriblement clair que la personne est juste prête à entendre une seule des deux réponses possibles. C'est un peu comme quand on croise une connaissance dans la rue et qu'on lui demande: "ça va?". On a beau le dire de bon coeur, mais on est pas vraiment prêt à ce que la personne dise non!



Tu t'imagines une petite conversation joviale, et boom, tu te retrouve sans t'y attendre à devoir écouter quelqu'un parler d'un paquet de trucs négatifs, pi au final tu te sens un peu cave d'avoir posé la question en assumant que tu connaissais déjà la réponse. Tsé le feeling que t'as quand tu descends un escalier dans le noir, que tu continues après la dernière marche en pensant qu'il y en a une autre après, et que t'as le coeur qui fait dix tours dans ton chess quand tu manques de te casser la geule en réalisant que l'escalier finissait pas pentoute où tu le pensais? Bah c'est ça! Le monde qui répondent non quand une connaissance leur demande si ça va, c'est des escaliers avec le mauvais nombre de marches.


Alors quand un client me demande si j'aime mon travail, je peux pas m'empêcher de m'imaginer la face qu'il ferait si je lui disais que j'haïs ça. J'aime tu ça tatouer? Fuck non! Bon, installe-toi on commece ça s'te tatou-là!


Mais pour ceux qui se le demandent quand-même: mon travail je l'aime en maudit. En fait, ça va paraître ridiculement cliché, mais pour moi, c'est pas juste un travail, c'est pas mal toute ma vie. En général, quand j'suis pas en train de tatouer, sois je dessine des tatouages, sois j'écris à propos des tatouages, ou sois j'suis en train de faire d'autre chose en pensant à tatouer, dessiner ou écrire.




Il y a plusieurs raisons qui font que je trippe ben raide sur mon travail. Premièrement, j'ai toujours aimé être créatif. C'est particulièrement gratifiant d'inventer, de créer quelque chose d'unique avec le client. J'adore aussi le fait de toujours rencontrer du nouveau monde, sans pour autant avoir à dealer avec la bullshit habituelle de travailler dans le public (même le client le plus gossant devient extrêmement courtois quand il s'apprête à se faire tatouer. J'sais pas pourquoi!) qu'on retrouve dans beaucoup d'autres jobs. J'aime également avoir un horaire flexible sur lequel j'ai le plein contrôle, ce qui fait en sorte que le syndrome du lundi m'est complètement inconnu. Mais ce qui me fait tripper le plus, étrangement, c'est pas vraiment une de ces raisons-là. Non, ce qui me fait tripper le plus, c'est rien de plus qu'un drôle de feeling, un sentiment qui arrive parfois lors d'une longue session, et parfois lorsque je fais un tatouage qui me challenge particulièrement.


Ça arrive pas tout le temps, mais quand ça arrive, les choses prennent un tout nouveau sens. En fait, ce feeling-là à lui seul fait en sorte que tout ce que je me dis avant une fucking session de cinq heures à rester immobile sur une chaise le dos recourbé vers l'avant en faisant une tâche qui ne comporte aucune marge d'erreur, c'est que je trouve mon job vraiment awesome.


Le feeling est assez difficile à expliquer, mais la plupart des gens qui font des activités demandant énormément de concentration vont probablement savoir de quoi je parle. Certains disent que c'est ce qui arrive quand on tombe en "mode cerveau droit", d'autres ont nommé cet état le "flow state"... et d'autres appellent juste ça être vraiment trop concentré. Mais c'est vraiment plus que ça. Juste être concentré, c'est pas assez. Ça arrive quand une tâche demande juste assez d'attention et d'effort pour empêcher de penser à quoi que ce soit d'autre, tout en étant juste assez simple pour permettre de le faire non-stop sans devoir exercer un effort mental conscient en continu. La tâche en question doit aussi être gratifiante en elle-même et demander un certain niveau d'aptitude, parce que sinon passer un après-midi à faire ses impôts ça serait l'fun en maudit. (Dommage.)


Quand tous les critères sont réunis, alors qu'on atteint un certain niveau de focus, on entre dans un état de calme, un vide dans lequel il devient hyper difficile de percevoir le temps qui passe. On oublie les problèmes, les tracas et toutes les niaiseries inutiles qui se passent présentement dans notre vie. Sans même qu'on s'en rende compte, le fait de mener une vie parfaite ou une vie de marde devient complètement insignifiant.




Normalement, on pense à tout, mais là on pense à rien. Comme nos pensées arrêtent de surgir et rebondir dans toutes les directions comme si du monde un peu trop saoul essayaient de jouer au beer pong avec, on a l'impression qu'elles se démêlent, qu'elles s'alignent pour suivre le courant, le flow dans lequel on se retrouve. Ouais, c'est ça: l'esprit devient une fucking rivière (genre vraiment zen comme dans les films de kung-fu). L'entropie et le chaos cèdent place à l'ordre et la discipline. Comme si on méditait, mais sans avoir l'impression un peu poche de perdre son temps à rien faire. Tout devient clair. Soudainement, rien d'autre n'existe que moi, le client, et le tatouage que je lui fais, comme si la terre avait arrêté de tourner. On entre dans un monde séparé de tout, significatif à rien d'autre qu'à lui-même et dans lequel rien d'autre ne compte, monde sur lequel on exerce le contrôle le plus total. Like a boss. À bien y penser, c'est probablement ça que ressentent les addicts aux drogues dures.


Comme on a le contrôle et qu'on a la tête qui se vide de toute forme d'anxiété, on devient hyper confiant. Avant de commencer la session, j'étais stressé comme si je devais passer un examen de math pour lequel j'ai étudié fuckall, mais là, j'suis tellement pas stressé qu'un autobus en feu pourrait défoncer la vitrine de mon studio pi j'ferais même pas le saut. Parce qu'en plus de l'autobus, mon focus, lui aussi, est en feu. J'ai la sensasion que j'suis exactement là où je devrais être. La sensation que j'ai trouvé ma mission, ma vocation, ma destinée.




Et juste avant de tomber dans cette douce transe créatrice qui donne à elle seule un meaning monumental à ma vie, quand je prend le temps d'assembler ma machine juste avant de commencer à barbouiller sur la peau du client, c'est le moment exact ou il me demande absolument tout ce qui lui passe par la tête. Comme on a pas encore commencé, j'suis pas encore assez occupé pour virer vraiment dans ma bulle, alors c'est le temps.


Et quand il me demande si j'aime mon travail, je lui répond, "pas pire".

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